dimanche 24 décembre 2017

Culture du régime pendant les fêtes : "Chocolat, Ursula & TCA" un conte de Noël teinté de grossophobie


Dans ma participation au podcast auquel d'Arte, "Le gras est politique" aux côtés de Lucie Larousse et de Gras Politique, j'ai évoqué un épisode en apparence innocent de mon enfance; Je parlais d'un simple bout de pain, que j'ai refusé de manger en pleurant car "il allait me faire grossir", dans l'idée de montrer à quel point on peut intégrer l'idée que la pire chose au monde est de grossir tôt, à quel point c'est absurde de violence, et à quel point notre société est profondément grossophobe.



J'ai été surprise d'avoir plusieurs retours sur ce passage spécifique, alors je vais vous en raconter un autre, un peu dans le même genre, mais encore plus banalement violent, et plus étoffé...
Trigger warning : je vais vous parler d'anorexie, et de culture du régime, en période de fêtes de fin d'année.

***

Depuis petite, ma mère a commencé à rationner tout ce que je mangeais, en prêtant une attention particulière aux sucreries. Il n'y avait quasiment jamais de douceurs à la maison, du coup je me rattrapais quand je pouvais avec la monnaie à la boulangerie, ou aux goûters chez les camarades de classe. On a rapidement compris que la chose que j'aimais le plus au monde, c'était le chocolat, le chocolat praliné. Du coup, chaque année, sous le sapin (dès fois le 25 pour faire comme tout le monde, mais dans la tradition russe non-croyante, notre vraie grosse fête où passe le Père (Noël) Grand Froid, c'est pour la Nouvelle Année, le 31), j'avais une boîte d'Escargots de Lanvin.

Au fil des ans, ce rendez-vous est devenu mon "pêcher mignon" _je déteste cette expression mais elle est très importante pour illustrer à quel point la morale alimente la grossophobie_ j'avais hâte d'ouvrir cette boîte et d'en savourer ce contenu si rare et si précieux. Pour lequel je me faisais toujours réprimer de ne pas assez l'économiser, d'ailleurs.

Je ne vais pas vous faire tout l'historique de mes régimes et de mon anorexie ici (je l'évoque brièvement dans le podcast), mais simplement resituer : mon année de première et de terminale ont été marquées par ce trouble du comportement alimentaire. Naturellement, les fêtes étaient une période extrêmement compliquée à vivre pour ne pas me faire repérer, car pour une fois, on insistait pour que je mange, reprenne une seconde portion, vu que j'étais maigre !... Et c'était une vraie violence que d'avaler toute cette nourriture pour maintenir les apparences, avant de filer aux toilettes m'en débarasser le plus discètement possible.

Mon premier Nouvel An d'anorexique, ma mère ne m'a pas offert d'escargots pralinés, soucieuse d'encourager ces efforts si sains de ma part pour enfin être cette fille mince dont elle avait tant rêvé. Mais à table, chez les amis russes avec lesquels nous fêtions le réveillon du 31, il y en avait une immense, de boîte. Et tout le monde a insisté pour que j'en prenne au moins un. J'ai résisté, mais j'ai fini par en poser un devant moi, et une fois l'attention envolée vers un autre sujet, j'ai été le glisser dans mon sac à main.

Le lendemain, je l'ai mis dans la boîte de mes Converse neuves, et l'ai calée sous la première marche de l'échelle menant à mon lit mezzanine. De là, j'ai créé un autre rituel avec cette friandise. Les jours où j'étais particulièrement fatiguée et triste de passer mes journées à compter les calories, faire des allers-retours ax WC, m'épuiser sur le vélo heliptique dans le garage en tenue de sudation, me détester... J'ouvrais cette boîte et soutenais le regard de cet escargot doré pour me rappeler à quel point j'étais FORTE, résistante, accomplie malgré la souffrance.

Un Noël et un printemps plus tard, j'ai glissé de l'anorexie à l'orthorexie, et commencé à reprendre du poids. Je me souviens d'avoir fait un grand ménage dans ma chambre avant la rentrée qui marquait mon passage aux études supérieures. J'avais presque fini par oublier cette boîte, et je l'ai ouverte, mais, toujours profondément dans la restriction et la haine de moi-même, je l'ai refermée, puis balancée dans l'immense sac poubelle avec laquelle je faisais mon tri.

C'était juste UN pétain de chocolat, mon chocolat préféré, mais non.
Il symbolisait un lâcher-prise qui m'était interdit, la VIE que je ne pouvais pas m'autoriser si je voulais être belle et acceptée, vu que c'était la seule chose qui comptait à ce moment là.

Quelques années plus tard, en coulisses d'un dîner de Noël dans la famille de mon ex, j'exprimais à mon beau-père de l'époque la douleur que j'éprouvais à voir sa petite amie se priver si "vocalement" des bonnes choses qu'il y avait à table car elle "faisait attention" (quand je vous disais qu'être au régime 365j/365 était un TCA totalement acceptable...), car il avait lancé cette conversation lors du rangement,. Il m'a alors rétorqué qu'il comprenait qu'elle fasse gaffe, car "quand elle était petite elle était un peu boulotte, comme moi" (je faisais un petit 38-40 à ce moment là de ma vie), dans la plus grande décontraction. Je lui raconte donc l'épisode de l'escargot, pour lui montrer à quel point ces privations sont violentes et inutiles, dans le fond. Pas ému une seule seconde de ce que je viens de confier les larmes aux yeux, il se contente de dire que c'est important de se contrôler pour ne pas se laisser aller.

Lui-même enchaînait alors les régimes qui échouaient à chaque fois.
Aujourd'hui encore, la violence de la grossophobie internalisée me dépasse.

Lors de cette cette conversation, j'avais enfin stabilisé mon poids, je mangeais "normalement", sans me priver ni me goinfrer, j'avais trouvé une sorte d'équilibre et commençais tout doucement à m'accepter telle quelle. Mais cette conversation, les remarques de mon ex sur le fait que je ne sois "pas vraiment mince" et celles des collègues de l'époque quant au fait que "j'assumais mes rondeurs" m'ont replongée dans la spirale des régimes quelques mois plus tard... Le yoyo qui a suivi a fini par me faire passer cette barre tant crainte des 100 kilos, des fringues impossibles à acheter dans les magasins mainstream et des vergetures grimpant de plus en plus haut vers mon nombril à mesure que mon ventre grossisait, et qu'il grossit toujours.

Si on m'avait dit que ce serait précisément de franchir ce cap, sur lequel de nouveaux kilos se sont greffés depuis, qui me libererait de ma grossophobie internalisée... Je ne l'aurais jamais cru. Ouais, ça y est, les toubles du comportement alimentaire et les régimes ont fait de moi cette grosse que vous aviez tou.te.s si peur que je sois, on peut changer de sujet maintenant ?!

J'ai eu d'innombrables engueulades avec ma mère à ce sujet depuis, elle me parlait très régulièrement de "ma santé" pour appuyer ses injonctions à manger de plus petites portions et à mincir, elle s'offusquait quand je lui rappelle le rôle qu'elle a joué dans l'engrenage qui m'a menée jusqu'ici. Je me suis tant affirmée quant à cette partie de mon identité, de mon militantisme, que je ne lui laisse plus aucune place sur ce terrain. Alors elle trouve des moyens détournés de me signifier sa désapprobation quant à mon apparence, mes "choix de vie". Maintenant son grand truc pour me dire qu'elle n'aime pas ma couleur de cheveux, ma tenue, ma silhouette ou mon attitude, c'est de me comparer à... Ursula.



Mais pauvre âme en perdition... Elle ne sait pas que c'est justement une des représentations de grosse qui me donne de la force pour résister au bullshit grossophobe ambiant ! Je me contente de hausser les épaules lorsqu'elle me dit ça, car j'éprouve une immense satisfaction à prendre ce compliment qu'elle me fait sans le savoir ¯\_(ツ)_/¯

Depuis que je suis "officiellement grosse", je m'offre une boîte d'escargots de Lanvin chaque année pour les fêtes, et je ne lui fais pas de quartier. Et en repensant à Ursula, je me suis dit que ces chocolats ressemblaient qand même grandement à son collier magique, alors...


Bon, si je vous dit tout ça, c'est pas juste par plaisir d'étaler mon intimité ni de m'amuser à faire des photos rigolotes. La morale de cet étrange conte de Noël est la suivante : je peux compter les regrets de ma vie sur les doigts de la main, et celui de n'avoir pas sorti ce petit gastéropode cacaoté de son emballage doré pour le croquer il y a une dizaine d'années en fait partie.

Donc aujourd'hui, 24 décembre 2017, sans vouloir tomber dans une injonction malgré-moi, j'ai quand même terriblement envie de vous dire de vous faire plaisir, de mordre à pleine dentition dans toutes ces bonnes choses que la morale grossophobe voudrait vous interdire. C'est cliché mais ouais, on n'a qu'une vie, et comme dirait l'autre "la vie est trop courte pour s'épiler la chatte" : c'est important de s'interroger sur les choses qu'on se fait subir, pourquoi on les fait, qu'est-ce qu'elles nous apportent, et de faire, ou revoir, nos choix ensuite.

Mais promis, un soir de l'année, ce petit bonus chocolaté ne changera RIEN, à part libérer de l'endorphine dans votre cerveau, et vous faire du BIEN. C'est ce que j'aimerais parfois retourner dans le temps pour me dire, alors à tout hasard, je vous le couche ici par écrit.

Enfin, à tou.te.s les personnes dans la privation des régimes, dans l'enfer d'un trouble du comportement alimentaire, et à tou.te.s les gros.ses qui affrontent à l'instant même des fêtes de famille très oppressives... Je pense fort fort fort à vous, et vous envoie tout mon soutien, à vous, ainsi qu'à tou.te.s celleux qui vivent le racisme, les LGBTQIphobies et le validisme encore plus fort pendant cette période de l'année ❤️💜💙💚💛

Sachez que de nombreux.ses militant.e.s fat activistes et body positive partout dans le monde donnent toute leur énergie chaque jour pour détruire le système normatif capitaliste, sexiste, raciste, validiste et toute la liste qui vous fait vivre tout ça, et qu'iels y arriveront.



Peut-être pas pour Noël 2017, ni même 2018, mais iels y arriveront.
On y arrivera.

Et si vous voulez, et pouvez, il y a de la place pour tou.te.s dans les rangs, on vous attend ;)



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